300Nina est une traductrice moscovite du français vers le russe que j’ai rencontrée en 2001 au CITL d’Arles où nous étions toutes deux en résidence de traduction, résidence où je l’ai revue en 2002, et avec qui je suis en contact depuis puisqu’elle vient chaque année au Collège des traducteurs à Seneffe (Belgique). En 2001 elle traduisait Arrabal, aujourd’hui elle traduit Beigbeder… C’est cette « grandeur et décadence » de la littérature française traduite à l’étranger (qui n’est jamais que le reflet de ce qui se passe en France) qui m’a donné envie de l’interviewer pour comprendre un peu mieux comment ils (les éditeurs russes) en sont arrivés là…

1 –  Nina, tu as traduit nombre d’auteurs français, lesquels ? As-tu un préféré, et pourquoi ?

 C’est difficile d’en nommer un seul : comme une mère préfère celui de ses enfants qu’elle regarde pour le moment, j’aime dans la plupart des cas l’auteur que je suis en train de traduire. Je peux tout de même nommer parmi mes préférés J.M.G. Le Clézio, Marguerite Duras, Pascal Bruckner, le Canadien Guillaume Vigneault qui, hélas, n’a écrit que deux romans, et le Belge Thomas Gunzig.411uB7NdXZL._AA160_

2 – Je crois savoir que tu as traduit Duras (L’Amant, Dix heures et demie du soir en été, Le Vice-consul) et que ce ne fut pas des plus simples ! Quels problèmes y a-t-il eu à “convertir” en russe cet écrivain au style si particulier ?

Je crois que ce sont les mêmes problèmes que ceux que pose la simple lecture de cette écrivaine géniale. Quand j’arrivais à saisir la musique de son texte, ça allait de soi…

31ZPJEGQ0TL._AA160_3 – A-t-elle du “succès” en Russie ? Ou elle-est supplantée par des écrivains plus faciles, moins singuliers ?

Oui, malheureusement, le lecteur russe préfère les auteurs plus “reposants”, et on peut le comprendre, avec la vie truffée de problèmes qui règne dans mon pays.

4-  En règle générale, quels problèmes y a-t-il à passer du français vers le russe ?

Je ne peux pas généraliser, c’est individuel pour chaque auteur, pour chaque texte…

Je peux nommer un problème auquel je me suis heurtée plus d’une fois : la pauvreté de la langue russe en ce qui concerne l’érotisme. Le français est beaucoup plus riche dans ce domaine, et en russe il n’existe presque rien entre le lexique obscène et la gynécologie. Alors on est obligé d’inventer…

5 – Tu as fait des études de français, ou de traductologie ?

J’ai fait mes études de français à l’Institut des Langues Etrangères (actuellement l’Université linguistique). A ma faculté on n’enseignait pas la traduction littéraire. Mais en même temps je fréquentais le séminaire deimages-1 traduction littéraire donné par feu Lilianna Lungina, la grande traductrice russe. Là il n’y avait pas de théorie, chacun présentait sa traduction et on en discutait ensemble… Liliana nous a jetés comme des chiots dans l’eau en nous donnant à traduire des nouvelles de Boris Vian ! Dans ses mémoires, publiées après sa mort, elle mentionne trois de ses élèves qui sont devenus de vrais traducteurs, dont moi, ce qui est très flatteur.

6 – Depuis plusieurs années maintenant, tu traduis essentiellement des auteurs belges, lesquels ?

C’est d’abord Thomas Gunzig que j’ai déjà mentionné, et bien d’autres : Philippe Blasband, Bernard Quiriny, Grégoire Polet, Laurent de Graeve…

7 –  Est-ce un hasard ou un choix ?

518SN9V5Z2L._AA160_C’est un hasard que maintenant je peux voir comme un signe de destin. Tout a commencé quand, dans une maison d’édition, un petit livre m’est tombé sous la main : Thomas Gunzig Le plus petit zoo du monde. Ce fut un coup de foudre. J’ai compris que je devais ABSOLUMENT le traduire ! J’ai même trahi “mon” éditeur quand une autre maison a acquis les droits pour Gunzig. Puis, après ce recueil de nouvelles, ça a été au tour de son roman Kuru, dont on m’a commandé la traduction. Un texte d’une difficulté incroyable ! Et pour le traduire en 2007 j’ai demandé un séjour au Collège des traducteurs à Seneffe, dont j’avais entendu parler par mes collègues. Je tiens à remercier la directrice du collège, Francoise Wuilmart, qui a accepté ma candidature et m’a même fait rencontrer l’auteur, qui m’a beaucoup aidée dans mon travail. Et à Seneffe, où tout est impregné de littérature belge, j’ai découvert nombre d’auteurs intéressants… et même conçu le projet d’un numero spécial de la revue russe Inostrannaya Literatura (Littérature Etrangère) consacré à la littérature belge francophone.

8-  Tu as même reçu un prix, tu peux nous en dire plus ?

Oui, en 2013 j’ai eu l’honneur et le bonheur de recevoir le prix de la traduction, attribué par la Communauté Francaise de Belgique aux traducteurs de la littérature belge. Je crois que je l’ai surtout reçu pour le numéro de la revue que je viens d’évoquer, où j’ai essayé de présenter le panorama de la littérature belge francophone, un projet qui a été aussi soutenu par le ministère de la Communauté française de Belgique.

9- Après le CITL d’Arles, tu es régulièrement venue en résidence de traduction au CTLS de Seneffe ces dernières années. Qu’est-ce que cela t’apporte en plus de l’immersion linguistique ?

Le Collège de Seneffe, c’est vraiment un paradis pour les traducteurs. Et j’y vois le mérite de la directrice, Francoise Wuilmart, qui sait créer une ambiance très conviviale et très propice au travail. En plus, on peut yimages-1 rencontrer les auteurs, ce qui toujours intéresant. Il y a des “habitués” de Seneffe qui sont déjà non seulement des collègues, mais des amis.

Et puis, après le coup de foudre pour un auteur belge, j’ai eu un coup de foudre pour la Belgique…

10 – Quelle est la place de la littérature francophone (française, belge, suisse etc.) dans le paysage éditorial russe ces temps-ci ? Et de la littérature étrangère en général ?

images-2La littérature francophone n’est pas très populaire en Russie pour le moment, hélas. J’espère que le prix Nobel de Modiano va susciter un intérêt de la part du public. Mais actuellement, les auteurs français les plus lus en Russie sont Marc Lévy, Guillaume Musso, Anne Gavalda et Frédéric Beigbeder.

11 – D’ailleurs, à quoi ressemble le paysage littéraire russe en ce moment ? Y vend-on de la littérature, ou plutôt des livres (comme en France actuellement) ?

En Russie on vend surtout des “projets”. Je ne sais pas comment cela s’appelle en Europe, mais par exemple Marc Levy n’est pas un écrivain, c’est un “projet”. Le lancement d’un projet exige beaucoup de moyens, donc ce sont des grandes maisons d’édition qui les font, et les bons livres parus dans des petites maisons passent inaperçus.

12 – Nina, quand je t’ai rencontrée à Arles, tu traduisais des auteurs de belle qualité littéraire comme Arrabal, Modiano, Paule Constant, Duras, Le Clézio, or depuis quelques années tu es abonnée aux Nothomb, van Cauwelaert et autre EE Schmidt… Est-ce parce que tous les auteurs plus classiques ont maintenant été traduits, ou parce que la Russie pratique aussi ce nivellement littéraire par le bas de tant d’autres pays ?

Je viens de nommer les auteurs français qui sont populaires en Russie… Dans les années 90 il y avait beaucoup de petites maisons d’édition qui publiaient de la littérature… Maintenant, au vu de notre situation51axfNUZLiL._AA160_ économique, les petites maisons sont en faillite ou avalées par les grandes… qui lancent les « projets ». Par exemple, la maison qui a publié Gunzig n’existe plus, et je ne peux pas trouver d’éditeur pour son dernier roman paru en 2013 et que je trouve génial ! Mais les éditeurs me disent qu’il est « trop intellectuel » ! Dans les années 90 et au début des annees 2000 je pouvais débarquer dans une petite maison d’édition avec un projet, alors que maintenant je dépends des commandes. C’est pour cela que je traduis Nothomb, Beigbeder, Lévy… et je viens même de traduire l’autobiographie de Gérard Depardieu ! Je ne m’en plains pas, cela m’a donné l’occasion de revoir quelques chefs d’oeuvre du cinéma français !

13 – Qu’en est-il de la situation des auteurs russes à l’étranger ? Sont-ils beaucoup traduits ? Lesquels recommanderais-tu à un éditeur français de faire traduire et pour quelles raisons ?

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Je suis trop plongée dans la littérature française pour me tenir au courant de ce qui se passe en littérature russe. J’aime beaucoup Ludmila Oulitskaya, je crois qu’elle est traduite en français. J’affectionne aussi l’écrivain Alexei Varlamov qui pose dans son oeuvre des question très actuelles pour la Russie contemporaine, sur Dieu, les recherches spirituelles et la foi. Et je viens de découvrir un très bon écrivain, Alexei Ivanov ; s’il n’est pas encore connu en France, je recommanderais aux éditeurs français de lui prêter attention. Surtout s’il y a un intérêt pour la Russie qui ne s’arrête pas à la periphérie de Moscou… la province russe de nos jours.

14 – Sur quel livre travailles-tu en ce moment ?

Pour le moment je travaille sur le dernier livre de Frédéric Beigbeder Oona & Salinger. C’est encore une commande, mais c’est pas mal, et je suis reconnaissante à Beigbeder d’aimer Salinger, tout comme moi depuis mes 16 ans.

15 –  Quelle est la situation des traducteurs littéraires en Russie de nos jours ?

La situation des traducteurs littéraires en Russie est assez difficile, notre travail n’est pas très bien payé. La plupart d’entre nous sommes obligés de faire autre chose pour gagner notre vie, beaucoup enseignent. Moi,149728_306549529415926_1662693256_n jusqu’en 2013 je travaillais comme salariée dans une maison d’édition, mais pour le moment elle ne peut plus payer mon salaire à cause de problèmes financiers, donc je n’y suis plus, depuis deux ans je suis free-lance, je survis… Et je crains que la situation n’empire encore dans un très proche avenir, parce qu’avec la chute du rouble les éditeurs vont acquérir de moins en moins de droits

16 –  As-tu des envies, des projets ?

51OmvQ8KkEL._AA160_Ma prochaine commande est le roman de Grégoire Delacourt, On ne voyait que le bonheur, je viens de découvrir cet auteur, et ce roman m’a vraiment bouleversée. C’est un grand écrivain, mais je ne suis pas sûre qu’il soit apprécié par le public russe, qui préfère Lévy… De toute façon, j’espère (et l’éditeur aussi) qu’il trouvera son lectorat en Russie.

Après avoir traduit quatre romans d’Arrabal, j’aimerais travailler sur son théâtre, mais pour le moment cela n’intéresse personne…

Ma plus grande envie demeure de trouver un éditeur pour le Manuel de survie à l’usage des incapables de Thomas Gunzig et de traduire ce roman époustouflant !

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11 Commentaires

  1. Auteur publiant de nombreux ouvrages (histoire, essais, théâtre) en France et en Russie, je prépare pour septembre prochain la publication d’un roman historique sur la kamikaze Diana Ramazanova, , responsable de l’attentat de Volgograd en 2013. J’aurai bientôt la possibilité de faire paraître mon roman en Russie.

    Ce livre s’inscrit dans une saga qui veut plonger aux racines du fondamentalisme religieux dans le Caucase Nord. Il veut contribuer à apporter un éclairage autre que celui des médias français sur les phénomènes de « radicalisation ».

    Ce type d’ouvrage est-il susceptible d’intéresser Nina? Je suis russophone, mais il m’est très difficile de traduire mon propre texte…je n’ai pas le recul nécessaire!

    Vous pouvez consulter ma biblio par le lien suivant:

    https://www.amazon.fr/Jean-Louis-Bachelet/e/B004N1RPJG

    Dans l’attente,
    Bien Cordialement,

    Jean-Louis Bachelet

  2. bonjour, je recherche une traductrice franco-russe pour un roman. Serait-il possible d’entrer en contact avec Nina ? merci

  3. Je suis à la recherche d’une traductrice en langue russe d’un écrivain dans la quête spirituelle (hors dogme) dont les ouvrages sont des best sellers dans toute la francophonie et traduit en Italie, Allemagne, Espagne et sous peu aux Etats-unis.

      1. Je désire joindre Nina pour la traduction d un roman j habite Moscou mon tel francais. 06 09 94 05 32
        Mon tel Russe 8 9 7777 11 564
        A n importe quelle heure tous les
        Jours !

  4. Je suis a la recherche des livres suivants traduits en russe :
    L’amant de Marguerite Duras
    Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar
    Avez-vous une idée d’une librairie en ligne (e-commerce) ou je pourrais les trouver ?
    Merci d’avance