Philippe, on se connaît depuis nos débuts respectifs aux éditions Edern où nous avons sympathisé. Après quelques échanges avec toi et une lecture assidue de ta page Facebook, j’ai été très impressionnée par le volume de ta production littéraire du moment ! Peux-tu nous en dire davantage ?
Je viens de sortir cinq livres en cinq mois, qui poussent au plus loin, je crois, mes rapports à l’écriture et à l’édition. Je serais donc tenté de croire que je vis un point d’acmé de ma trajectoire.
J’explicite ?
J’ai sorti trois livres personnels entre juin et octobre 2024 : un roman réédité par Samsa, L’œuvre de Caïn – pierre angulaire de ma saga Valentin Dullac et peut-être ma meilleure production romanesque – ; un essai écrit en duo avec mon complice Jean-Pierre Legrand, Vincent Engel, ou L’absence révoltée – un numéro spécial de la revue Que faire ? qui voit culminer ma veine analytique au service de mes pairs, mon plaisir à dialoguer aussi – ; enfin, un recueil de nouvelles dans la collection Belgiques, chez Ker – sans doute ma plus grande réussite comme écrivain, testamentaire même, avec l’affirmation de mon credo : Être ou ne pas être… récit.
Comme éditeur à l’anglo-saxonne, chez Edern, j’ai choisi, supervisé et fait publier deux thrillers littéraires en septembre et octobre 2024 : Dans un pays peuplé de loups, un roman court et vif, horrifique, d’un des piliers du genre en francophonie, Patrick Delperdange ; Le Triomphe de la mort, un premier roman décapant d’Ivan O. Godfroid.
La sobriété et l’efficacité narrative de l’un contre la création d’un univers original, de grandes audaces d’écriture chez l’autre. Le grand écart dans un genre présumé identique, une distorsion qui renvoie à mes goûts, ma personnalité. Qui sera complété, dans quelques mois, par un thriller historique très littéraire de Maxime Benoît-Jeannin, qui élargira encore la focale de mon sillon éditorial.
Pour en savoir davantage sur mes livres ou sur moi, voir mon site
Pour en savoir davantage sur l'essai Vincent Engel, ou L’absence révoltée
Pour en savoir davantage sur le roman L’Œuvre de Caïn
Pour en savoir davantage sur le recueil de nouvelles Belgiques, Être ou ne pas être… récit
Ta boulimie littéraire te vient d’où ?
Du berceau, quasi.
Mon parrain, désargenté, m’offrait des pans de ses collections Tintin et Spirou ; je voyais mon père et ma mère lire chaque jour et sacrifier l’argent des vacances à l’achat de collections ; les bibliothèques étaient le cœur de nos vies. En sus, mes parents, de retour d’Afrique, s’étaient repliés sur eux-mêmes, déménageant tous les deux ans d’un village du Tournaisis à un autre, ne recevant quasi jamais quiconque. Je me suis adapté à cet isolement en plongeant dans l’imaginaire (lecture et écriture ; romans, livres d’histoire et BD, feuilletons télévisés, films). Et semble avoir joué, encore, la frustration de ne pas avoir, bien souvent, possédé le début et la fin des histoires issues des recueils Tintin et Spirou (divers cousins recevaient d’autres fragments des collections). Un bouleversement qui m’aurait amené à écrire des récits dont je maîtriserais tous les tenants et aboutissants ?
Quelles études as-tu suivies ?
Philologie romane. Le sillon le plus naturel ? Le plus généraliste, surtout, et je ne le creuserais plus. J’irais vers l’Histoire, la philologie classique, la philosophie… Quoique : il m’a permis de rencontrer mon épouse. Et d’acquérir la formation universitaire fondamentale (esprit critique, quête des bonnes sources, etc.).
Tu travailles exclusivement dans la littérature depuis tes débuts dans la vie active ?
La vie active ? Cette expression !
Je pense avoir toujours été très actif, quoique contemplatif et méditatif aussi. Dès mes six ans, j’écrivais des récits en bandes dessinées ou en longs feuilletons orchestrés autour de petits soldats ; dès mes neuf ans, j’écrivais des pages et des pages ; dès mes douze ans, un premier roman. Sans être déconnecté des attentes normatives : j’étais un élève qui ne supportait pas l’idée d’avoir une note inférieure à 10, un enfant puis un ado qui prenait très au sérieux, à tort ou à raison, toutes les activités dans lesquelles il s’engageait. La passion ou rien.
Peu après la sortie de l’université, j’ai synthétisé une série d’observations et de réflexions : je devais écrire, raconter des histoires et ne pas attendre la pension ou les vacances pour cet essentiel ; écrire ou créer nourrit rarement son homme, indépendamment du talent et du travail, ou il faut s’adonner à des travaux secondaires, de commande, très formatifs dans un premier temps, mal rémunérés au final ; je me suis blindé contre la reconnaissance décalée de la majorité des talents artistiques, arcbouté au syndrome Schubert opposé au syndrome Monroe (pour être heureux, nul ne sert de plaire à une foule, il importe de se plaire à soi-même, de plaire à des proches, conjoints, enfants, amis, pairs) ; je n’avais pas envie de « bouffer de la vache enragée », je désirais une vie tranquille et doucement confortable à côté de la création.
Donc ? J’ai décidé de me vouer à la plume sans tenter d’en vivre, en y adjoignant une activité contingente. J’ai écarté l’enseignement, trop mal géré (par les politiques, les directions), hésité devant telle ou telle administration, refusé diverses propositions, retenu in fine, très tôt, dès mes vingt-six ans, un travail en soirée, perçu comme un job d’étudiant prolongé, qui me permettait une vie sociale riche tout en libérant TOUTES mes journées et en m’offrant quatre mois de (fausses) vacances.
Ajoutons que j’ai la chance (entretenue, donc un peu méritée) de travailler vite et bien.
Où glanes-tu ton/tes inspiration (s) pour écrire ?
Dans tout. Mon vécu. Les livres. La marche du monde. L’Histoire. Des articles sociologiques découpés dans des magazines…
Quels rituels d’écriture as-tu ?
Tous les matins, je me lève tôt, soit à 6h avec mon épouse, soit vers 7h, au plus tard à 8h le W-E ou en décompression. Quand je gagne mon bureau, je débute chaque journée par une leçon de néerlandais avec Babbel, la lecture de mes mails, un passage rapide sur Facebook puis une plongée dans les journaux sportifs catalans Sport et Mundo Deportivo (pour découvrir l’actualité du Barça). Ensuite, toute la place sera dévolue aux choses de l’esprit et de l’art.
As-tu besoin de te mettre dans un certain état d’esprit pour écrire, ou ça vient tout seul ?
Si l’on considère mes articles, il y a toujours un moment où je me lève en pleine lecture d’un livre à évoquer, mis en appétit ou troublé, et je fonce vers mon PC pour lancer quelques lignes, qui définiront généralement l’élan du texte.
Côté création, comme j’écris depuis mes six ans et tout le temps (articles, réécriture de tapuscrits, etc.), ça se fait assez naturellement et un peu selon le même principe. J’étudie ou réfléchis dans mon fauteuil-relax et bondis soudain vers le clavier, mu par une idée à exprimer. En pleine écriture d’un roman, je commence en relisant le travail de la veille, en le peaufinant tant et plus, ainsi le rythme vient sans qu’on y pense, et la concentration, les idées pour la suite. Mieux vaut ne pas trop réfléchir à certains moments et foncer, être dans le lâcher-prise. Mais il faut savoir s’arrêter et digérer aussi, alterner les phases.
Tu écris à quel rythme chaque jour, ou chaque semaine ?
Au moins un peu chaque jour, 7 jours sur 7, sauf en vacances, où je coupe totalement. Au maximum, ça peut aller de 7h à 13h30 et de 15h à 19h, mais je dois tourner le plus souvent autour des 5h/7h par jour.
J’imagine que tu es aussi un grand lecteur, l’un va rarement sans l’autre…
Oui, un grand lecteur, et un dévoreur de fictions (films, séries) depuis le sortir du berceau. Je me souviens avoir frisé la congestion cérébrale, en tous les cas avoir eu la fièvre une nuit pour avoir lu l’Anabase de Xénophon vers mes neuf ans. Vers mes douze ans, j’ai lu une cinquantaine de Bob Morane en quelques mois, mais je lisais Gérard en Nerval en parallèle. Une double attirance, pour la narration et l’écriture, que je distingue nettement, qui a trouvé sa synthèse parfaite et définitive en première année secondaire, avec les Aventures extraordinaires d’Arthur Gordon Pym, soit Poe traduit par Baudelaire, le souffle du grand large et de l’aventure transcendés par une plume incendiée. Dans la foulée, Giono, Mérimée, Bosco m’ont beaucoup marqué.
Par un faux paradoxe très signifiant, le moment où j’ai le moins lu se déroule durant mes études… littéraires. Je me suis rattrapé juste après, en lisant cinquante ou soixante romans de Balzac, par exemple. A contrario des analyses desséchées des années universitaires, je conserve le meilleur souvenir de mon professeur de français de rhéto, que je revois encore chaque année, Claude Leclercq. Motivé par ses conseils, je dois avoir lu entre septante-cinq et quatre-vingt livres durant ma dernière année d’athénée… De Shakespeare à Freud, en passant par Camus, Cocteau, Lartéguy…
Tu dors quand ?
L’idée que je ne ferais que travailler est une légende urbaine ! Je travaille beaucoup, certes, et 7 jours sur 7, mais je ne travaille jamais le soir, je ne lis jamais le soir non plus. Le soir, je laisse libre cours à mes penchants pour le cinéma, la musique, le Barça ou les débats d’information sur le monde. Et je vais dormir tôt la plupart du temps, je fais mes 8h, comme tout honnête citoyen.
Quel regard poses-tu sur le monde éditorial belge ?
Cette question ! Délicate. Mais je suis bien placé pour en parler, soit. Ces cinq dernières années, je parais chez six éditeurs belges différents (Maelström, Samsa, Weyrich, Lamiroy, Ker et Edern), je publie des articles sur les livres de la plupart des autres bons éditeurs (Murmure des soirs, Genèse, F. Deville, 180°, MEO, Les impressions nouvelles, etc.)… et je suis moi-même éditeur désormais, à l’anglo-saxonne, chez Edern.
L’édition belge ?
En caricaturant à peine ce à quoi Edern (et son fondateur Vincent Engel) tente de remédier.
Pour le pire, un éditeur belge, souvent, estime son travail terminé après l’impression du livre et fait peu pour la promotion, le suivi du livre. Peut-être parce qu’il n’en a pas les moyens (équipes réduites) ou par fatalisme (tant de médias et de librairies boudant peu ou prou l’édition belge, qui édite pourtant des merveilles chaque année). J’admire donc Xavier Van Vaerenbergh, Gérard Adam, etc. qui, eux, se battent encore pour leurs auteurs, leurs livres.
Pour le meilleur, un éditeur belge, la plupart du temps, publie les livres qu’il aime, sans se préoccuper beaucoup de les voir intégrer des étiquettes ou se vendre, être évoqués. Ce faisant, cette édition donne de la confiance et de la place aux talents, à tous les talents sans doute, ce qui est en soi extraordinaire. Et sert de passerelle vers l’édition française, parisienne. Me semble que Maelström a soutenu Kenan Görgün, Lamiroy Adeline Dieudonné, La Lettre volée Rachel Cholz, etc.
Dans un État sain (et dans une nation pleine et entière), nos meilleurs éditeurs auraient le soutien des pouvoirs publics et des médias nationaux, la sympathie et l’appétit du public. Dans les années 70, nous connaissions tous et toutes nos chanteurs, écrivains, comédiens, etc. Ce qui a été peut être à nouveau. Tout est cyclique. Rêvons ! Ou plutôt, essayons d’y apporter notre obole !
Et le monde éditorial francophone en général ?
En début de carrière, j’ai été publié plusieurs fois à Paris, chez divers éditeurs, et pas des moindres (Phébus, Bayard ou même un Marabout soudain parisianisé), en Suisse aussi. J’ai alors connu l’envers du décor de rêve. La plupart des livres retenus et édités sont mort-nés, soit jamais ou peu défendus. Et il y a une telle instabilité dans les directions littéraires… qu’on peut avoir envie, comme un Jacques De Decker jadis, un Vincent Engel récemment… ou moi… de revenir délibérément vers la Belgique.
Il va sans dire, et là j’enfonce des portes ouvertes, que nous souffrons d’un phénomène rare à l’échelon mondial, spécifiquement français : le centralisme parisien. Il n’y a pourtant aucune raison pour qu’un livre publié à Marseille ou à Liège soit moins bon qu’un autre, publié le long de la Seine.
Quels conseils donnerais-tu à un apprenti écrivain ?
Je lui dirais de ne pas se terrer mais de se confronter, de chercher la critique, le banc d’essai, l’acquisition d’un rythme soutenu aussi. Donc ? D’envoyer des nouvelles à des revues (Marginales !), d’écrire des recensions pour d’autres, d’accepter des commandes pour découvrir en douceur le milieu, côtoyer des professionnels. On apprend beaucoup en lisant et en réfléchissant tout seul dans son coin si on a la structuration mentale adhoc (ouverte), mais ça ne suffit pas ; la plupart du temps, on gagne des années en digérant des retours critiques de valeur.
Et il vaut mieux apprendre avant de se lancer dans les grands projets.
Ah, aussi : lire des livres des maisons auxquelles on compte envoyer un tapuscrit ! Et n’envoyer qu’à celles qu’on aime vraiment. Ne jamais envoyer un roman historique à une maison spécialisée dans le polar ! On obtient souvent le respect qu’on accorde aux autres !
Que voudrais-tu que l’on retienne de ton travail après ta mort ?
« On l’a encensé dès son enfance mais il a vite mesuré ses lacunes, ses limites et la difficulté de l’entreprise. Il n’a dès lors eu de cesse de travailler chaque jour à se perfectionner, se renouveler, aller plus loin. Et il a fini par arriver quelque part ! »
Le principal trait de mon caractère ?
L’investissement.
La qualité que je préfère chez un homme ?
L’intégrité intellectuelle et l'émancipation.
La qualité que je préfère chez une femme ?
L’empathie et l'émancipation.
Ce que j'apprécie le plus chez mes amis ?
La confiance.
Mon principal défaut ?
Ne guère supporter la pression et l’imprévu.
Mon occupation préférée ?
Randonner avec mon épouse.
Mon rêve de bonheur ?
Anéantir le défilement du temps.
Quel serait mon plus grand malheur ?
Perdre mon épouse ou mon fils.
Ce que je voudrais être ?
Ce que je suis, en plus souple, plus tranquille, plus reconnu.
Le pays où je désirerais vivre ?
La Suisse.
La couleur que je préfère ?
Le vert foncé.
La fleur que j'aime ?
La rose.
L'oiseau que je préfère ?
L’aigle.
Mes auteurs favoris en prose ?
James Ellroy et Wilkie Collins.
Mes poètes préférés ?
Shakespeare, Baudelaire et Mallarmé.
Mes héros favoris dans la fiction ?
Pardaillan, Zorro, Corto Maltese.
Mes héroïnes favorites dans la fiction ?
Emma Peel.
Mes compositeurs préférés ?
Pour l’instant, Mahler, Bruckner et Richard Strauss.
Mes peintres favoris ?
Canaletto, Turner, Spilliaert, Khnopff, Rossetti, Botticelli, Van Eyck, Brueghel, Rembrandt, Vermeer, Da Vinci. Peut-on ajouter le graveur Masereel ?
Mes héros dans la vie réelle ?
Pep Guardiola, Lawrence d’Arabie, Messi. Et les Justes !
Mes héroïnes dans l'histoire ?
Christine de Lalaing ! Et les Justes !
Mes noms favoris ?
Valentin, Raphaël, Paramaribo, Maracaïbo, Mascaret, Phébus, Amaryllis.
Ce que je déteste par-dessus tout ?
L’abus de pouvoir, le manque de respect, la vanité hostile, les œillères, l’ingratitude ; l’incapacité à écouter l’autre, à se confronter à l’altérité ; le laxisme, la lâcheté.
Personnages historiques que je méprise le plus ?
Jules César, Philippe II, Hernan Cortez, Philippe le Bel, Hitler, Staline, Poutine, Trump, Erdogan… La liste est longue !
Le fait militaire que j'estime le plus ?
La résistance ukrainienne de 2022. Ou le « No ! » de Churchill aux nazis.
La réforme que j'estime le plus ?
Le droit à l’avortement.
Le don de la nature que je voudrais avoir ?
Dribbler, passer et marquer comme Léo Messi. Ou chanter comme Freddie Mercury !
Comment j'aimerais mourir ?
En serrant la main de ma femme.
État d'esprit actuel ?
Positif, constructif et entreprenant.
Fautes qui m'inspirent le plus d'indulgence ?
La gourmandise.
Ma devise ?
« Ne sois pas, deviens ! Et chaque jour davantage ! »