C’est fort impressionnée que j’ai rencontré Jack Keguenne lors d’une soirée au Théâtre Poème où j’étais chargée de le présenter, ainsi que quelques autres poètes belges contemporains (dont Caroline Coppé).
A ce moment-là, j’avais dévoré ses livres, et je les ai dévorés encore après l’avoir de nouveau croisé chez éléments de langage où il venait parler de son dernier opus, évidence intermédiaire, dans une ambiance beaucoup plus conviviale ainsi que c’est toujours le cas chez ce dynamique éditeur belge installé à Forest.
Ces deux rencontres m’ont donné envie aujourd’hui de vous le présenter, dans l’espoir que cette interview vous incite à dévorer sa production (qui est grande, à tous les sens du terme), en tout ou en partie… A moins qu’elle ne vous inspire, vous encourage, vous, vers la poésie comme mode d’expression ?
Il suffirait d’un chandail de marbre, d’un volcan prémédité, d’une lueur dans les faubourgs. Il n’y aurait ni entrave ni reddition, les soirs seraient de bières brunes et d’épées désormais émoussées.
L’enfance ne s’achève pas.
1- Jack, quel enfant étais-tu, justement, pour être devenu ce poète de l’insaisissable et de l’indicible par excellence ?
Je me revois comme un enfant timide et réservé, mais j’ai toujours été révolté, intérieurement d’abord — éducation oblige ! — et, sans doute, confusément, puis, plus tard, ouvertement. Je regrette qu’on ne m’ait pas (et je pense que cela vaut pour tous les enfants) enseigné plus tôt à décrypter le monde. Alors, j’ai perçu les adultes comme vivants dans les tricheries, les cachotteries, les coups bas et les situations imposées sans explication. L’enfant, dépendant, se perçoit comme un vulgaire pion sur un échiquier qui le dépasse. Il faut dès lors s’imposer d’apprendre à se construire par soi-même ; c’est dommage parce que cela oblige à beaucoup de tâtonnements et de rattrapages éducatifs devant lesquels nombreux sont ceux qui abdiquent puis reproduisent dans le même moule. Puisque tu me complimentes sur « l’insaisissable et l’indicible », je pense que je porte depuis très longtemps l’intuition qu’il y a autre chose que ce qui donné (proposé ? imposé ?) à l’enfant et la conviction que le monde pourrait changer, mais il faut trouver les bonnes formules.
Encore un détail : je fais partie de cette sorte de gens dont on dit qu’ils sont « nés vieux ».
2- Pourquoi avoir choisi la poésie comme mode d’expression essentiel ?
Parce que, au départ, l’enchantement vient des formes brèves — poèmes, slogans… —, pas des gros romans. Ce sont les petites phrases qu’on retient par cœur ou les poèmes qu’on peut évoquer ou lire, s’échanger dans la cour de récréation ou dans l’autobus. Aussi, quand on commence à écrire (je devais avoir 13 ans), on cherche une immédiateté de résultat ; à cet âge-là, on ne se lance pas dans des projets qui dureraient plusieurs mois. Ensuite, on affine un savoir-faire, à moins qu’on ne prenne des habitudes…
Ceci étant, comme entre-temps j’ai travaillé dans de nombreux genres, je me permettrais de corriger ta formule en disant que la poésie est mon mode d’expression premier, mais l’essentiel, c’est l’écriture.
3- Qu’en est-il de la place de la peinture dans ta vie ?
Je m’en occupe un peu moins maintenant, mais elle a toujours eu la première place. C’est ma grande passion. Et, avec le recul, je suis content de n’avoir jamais su dessiner ; cela m’a permis de rester dans le regard extérieur et de ne pas peindre, ce qui m’aurait placé comme un acteur parmi d’autres, un concurrent qui n’aurait pas la crédibilité d’une distance critique. Effectivement, je suis fondamentalement un visuel et, pour moi, la peinture représente vraiment l’art majeur. Imaginer qu’on puisse combiner tant de formes, d’espaces et de temps sur une simple surface ne cesse de me ravir. Dans les expositions, je passe toujours plus de temps qu’il n’en faut pour le regard ou le jugement ; devant les œuvres, je reste à m’imprégner.
4- Tu as un parcours pour le moins éclectique entre études de philosophie et d’histoire de l’art, postes de libraire et de galeriste, de journaliste et d’éditeur. Je crois même que tu as aussi été chauffeur de taxi ! Peux-tu nous en dire plus ?
Il fallait manger, mais aussi, d’autre part, défendre mes idées. Alors, selon les opportunités et mes humeurs, il y a eu des moments où je n’ai voulu aucune interférence entre mon emploi et ma création et d’autres où je me suis fort engagé pour les œuvres des autres. Pour rappel, j’approche des 60 ans… Et ces dernières décennies, les conditions de vie, de travail et de marché des artistes ont immensément varié et changé. Je n’ai sans doute pas toujours été au bon endroit au bon moment, mais, dans mon parcours, j’ai toujours maintenu une loyauté, au moins vis-à-vis de moi-même, et je ne me suis jamais ennuyé.
J’ajouterais qu’en toutes circonstances, j’ai gardé le point de vue du philosophe qui observe, constate, déduit et cherche à transmettre. J’ai cette force qui n’est pas toujours un avantage.
5- Tu as été en résidence d’écriture à Montréal. Qu’y as-tu glané ?
D’abord te dire que, quand j’y suis parti en résidence, je connaissais déjà Montréal ou, à tout le moins, j’y avais de très bons repères. Je ne suis donc pas arrivé comme un étranger perdu. Ensuite, mais cela m’appartient, je ne vois pas l’intérêt de se déplacer de 6 000 kilomètres pour aller s’enfermer comme dans une cellule de moine et écrire 10 heures par jour. Donc j’ai écrit, oui, mais j’ai surtout pris des notes. Ce que je voulais, c’était y prendre l’air du temps, m’imprégner des conditions de vie et d’environnement, revoir des amis et en trouver d’autres, me fondre dans la ville avec d’autres habitudes, augmenter mes connaissances de cette ville et de ses habitants. Il m’a semblé que l’expérience de vie serait bien plus intéressante que les heures passées au clavier. Après, de retour, il est toujours temps d’écrire et, non seulement j’avais de la matière, mais aussi, j’avais grandi.
6- Ecrit-on différemment que l’on soit à Bruxelles ou Montréal ?
Fondamentalement, non, parce qu’ici, là ou ailleurs, ce sera toujours Keguenne qui écrit. Mais il y aura sans doute la trace d’une humeur liée au plaisir que je prends à être dans certains lieux, ce qui, somme toute, n’apparaît pas tellement différent d’une question liée au soleil ou à la pluie. Maintenant, je sais que si je me retrouvais à nouveau longuement à Montréal, je ne m’engagerais pas dans un projet structuré important comme un roman parce que je m’interromprais sans cesse par envie de sortir. A Bruxelles, même si mes périodes de travail sont décousues, la routine m’aide à recoller les morceaux, les habitudes effacent l’apparent désordre de l’écriture en cours.
7- Tu publies régulièrement des poèmes sur ta page Facebook et ton inspiration semble illimitée. Quelles sont tes impressions à ce sujet ?
Je suis parti du constat que Facebook est un réseau formidable, mais que fort peu de gens l’utilisaient comme un outil de création ou même de propagation de leur création. Alors, je me suis dit que je pourrais tester et voir ce que cela donnerait avec des poèmes, en ajoutant un défi pour moi-même : celui d’écrire directement, sans brouillon préalable. En considérant aussi deux corollaires non négligeables : Facebook permet d’avoir immédiatement un lectorat de l’importance de celui qu’un recueil de poèmes met des mois, voire des années, à trouver et que cela me permettrait de garder des liens privilégiés avec des amis parfois lointains puisque quasiment tous les poèmes sont dédiés à des personnes.
Pour l’inspiration, le fil d’actualité propose une suite de statuts tellement différents les uns des autres que les confrontations et les échanges constituent un vaste réservoir. Et puis, bon, hors Facebook, j’ai quand même une réflexion continue et une vie intérieure ; je peux structurer en textes les détails, les bribes ou les éclats. Si cela marche, je publie, sinon j’efface.
Je me suis engagé sans idée préconçue et sans savoir combien de textes ni combien de temps je tiendrais. Je veux juste m’amuser et proposer des textes qui tiennent la route ; je peux écrire trois ou quatre textes un soir, puis plus rien pendant trois jours, il n’y a pas de contrainte. Maintenant, le projet se dessine par défaut, à savoir l’accumulation puisque j’ai publié environ 700 textes en sept ou huit mois.
8- Comment te vient la création d’un poème ? Ton alchimie personnelle m’intrigue, mais peut-être est-ce un secret ?
Il n’y a pas de secret, mais ce que j’ai à dire n’est peut-être pas transmissible. Il peut me suffire de deux mots que j’ai en tête et que je veux faire jouer entre eux, d’une association d’images (vues, souvenirs ou métaphores), d’une construction syntaxique de la phrase précédente qui ne permet plus d’échappées — il faut soit creuser soit exploser… Il doit aussi y avoir, sinon une musique ou un rythme, une cadence ou, parfois, que le poème se présente sous une forme graphique qui me convienne (donc allonger ou raccourcir des lignes, des phrases). Ou encore d’une combinaison complexe de ces divers éléments. Je n’ai pas de règle précise. Toutefois, j’applique une contrainte loyale : à l’intérieur d’un même projet, il faut maintenir un même aspect formel (visuel ou graphique) car, avant de lire, le lecteur doit reconnaître qu’il est dans le même univers. Si le lecteur peut être déstabilisé par le sens, il ne peut pas l’être par la forme. Pour le reste, il y a toujours, plus ou moins manifeste, une intention politique (au sens où j’estime que la poésie est le bras armé de la philosophie), j’ai un mode de penser analogique et je n’hésite pas à recourir à de très belges accents surréalistes dont les pirouettes rappellent mes origines et mes sources.
9- Pourquoi une idée, une sensation, prend-elle une forme plutôt qu’une autre (poème, aphorisme, tableau) ?
Chaque forme possède une pertinence propre ; il s’agit donc de trouver l’adéquation avec ce qu’on veut exprimer. Pour faire valoir une couleur, il peut suffire d’écrire le mot « rouge » (imprimé en noir), mais on peut aussi bien peindre un grand tableau monochrome rouge. L’arbitraire et le savoir-faire du créateur va décider, poser un choix. Il est possible encore de chercher à manifester une même idée sous deux formes différentes (un collage et un poème, par exemple) ou faire en sorte que l’un soit une plus-value pour l’autre.
Toutefois, il ne faut pas mésestimer l’importance du contenant : je n’écris pas pour la revue Marginales (dont le thème imposé est lié à l’actualité) comme sur Facebook (où je m’adresse à des amis), et un dessin ou un tableau demandent des environnements particuliers dans lesquels ils vont être vus et regardés.
Il n’y a pas que la forme de l’œuvre, il faut tenir compte aussi de celle du monde dans laquelle elle doit trouver sa place.
10- Dans quel terreau puises-tu la diversité de tes inspirations ?
Tu sais, il y a vingt-quatre heures dans une journée. Si on possède un peu de curiosité et un cerveau relativement bien constitué, il ne faut pas plus de temps pour imaginer de quoi écrire pendant toute une vie. Après, il n’y a plus qu’à en rédiger le détail.…
Le monde et la vie sont des sources qui me paraissent permanentes et inépuisables dès lors qu’on n(e s)’impose pas un tri préalable.
11- Tu t’es essayé aussi à l’essai et au roman. Avec plaisir ?
L’essai, j’aime bien. Il demande de la structure, beaucoup d’organisation de la pensée et du texte, une grande cohérence des mises en œuvre —tout le contraire du poème qui vient parfois comme une danse de lutins. Mais l’essai demande aussi un long temps de réflexion et de documentation, donc seuls m’intéressent des sujets qui me passionnent. Je pourrais philosopher sur des choses qui me sont étrangères, mais je n’en vois pas l’intérêt.
J’ai un rapport plus délicat avec le roman. Je trouve que le résultat n’est pas à la hauteur de l’enchantement qui a présidé au désir de l’écrire. Entre les deux, la période d’écriture est vraiment trop longue avec un texte toujours instable puisque, jour après jour, on l’interrompt dans un état d’inachèvement. Sans compter qu’une seule page bancale peut mettre en péril des dizaines d’autres… Ceci étant, je ne connais pas d’autre genre que le roman qui permette d’incorporer dans la création la notion de durée et son déroulement, c’est cette raison qui m’a poussé à en écrire.
12- Ta production est grande. Es-tu en état de poésie, ou de création, perpétuelle ?
Oui, il y a un état d’esprit, mais, je pense, surtout, une condition professionnelle. Poète, c’est comme chauffeur de poids lourds : on n’est pas tout le temps dans son camion, mais, entre les coups, on garde sa compétence à conduire. Sauf que, si on considère mes heures effectives d’écriture, mon horaire paraît assez léger, mais ma vitesse n’est pas limitée… Je m’amuse avec cette comparaison, mais non sans rappeler que, pour un poète ou un artiste, le temps de pratique de la création (écrire, peindre, …) ne constitue qu’une petite proportion du travail en amont, pour que cette création puisse avoir lieu, trouver place, et en aval, pour faire en sorte qu’elle rencontre un public.
13- Parle-nous de ton dernier livre, évidence intermédiaire, encore différent des précédents.
Différent ? Pas dans mon esprit. Il est dans la lignée d’ordre d’apparaître (éd. aesth., 2009, Prix Gauchez-Philippot 2011), c’est-à-dire un livre construit
comme un recueil de recueils. Cela peut décontenancer (d’autant plus que je parle de cohérence…), mais les six parties me semblent bien balisées. Et le lecteur comprendra facilement qu’elles sont articulées autour de mes expériences québécoises et montréalaises en particulier. Si une vie sort de son cadre, la manière d’en rendre compte suit le mouvement. Je sais par ailleurs que le titre surprend, mais c’était bien mon intention d’ouvrir la réflexion sur une telle formule, y compris pour moi-même — qui suis-je dans cet intermède ? Ce recueil met en jeu le programme de l’habitude versus celui de la découverte, de la surprise, d’un possible changement, mais nous sommes toujours ramenés à nous-mêmes et ce qui s’offre, pour magnifique qu’il puisse être, n’amène jamais à rien de définitif.
14- Tu mènes une vie d’artiste par excellence, est-ce nécessaire à la création ?
Vraiment pas ! Je ne sais pas trop ce que les gens entendent par une « vie d’artiste », mais je ne souhaite ma vie à personne. Je préférerais, de loin, avoir un emploi fixe et des revenus réguliers et créer les soirs ou les week-ends. J’ai, certes, peu de contraintes et beaucoup de temps libre, mais il est consacré essentiellement à résoudre mes problèmes critiques de pauvreté, pas à écrire… Le quotidien de l’artiste est tout sauf rassurant ; on vit en permanence dans la précarité et l’inconnu.
15- Jack, aurais-tu des conseils à donner à qui voudrait « entrer en poésie » aujourd’hui ?
De l’humilité, surtout pas de vanité ; il y a tellement de choses qui se créent ou ont déjà été écrites… L’originalité, si elle est encore possible, ne constitue pas un mérite isolé. Lire, bien sûr, pour découvrir les autres et apprendre à s’évaluer par rapport à des œuvres et des sensibilités extérieures. Et puis ne pas oublier qu’écrire est un travail, ce qui demande un apprentissage, une application et une constance d’intention. Le milieu de la poésie est exigeant, difficile ; il faut être très costaud pour espérer s’y faire une (toute) petite place.
16- Quels projets as-tu pour les années, ou les mois, ou les jours, à venir ?
Je n’aime pas trop parler de mes projets parce que c’est toujours prendre le risque que ce qui est cours ne soit jamais achevé ou s’avère décevant. Mais j’ai toujours travaillé sur plusieurs projets en parallèle ; cela me permet de laisser reposer un texte tout en gardant un état d’esprit en éveil et à l’affût d’informations qui renforceraient ou augmenteraient son sens. Donc je sais ce qui est dans la couveuse et, pour faire simple, je peux t’annoncer qu’il y aura de la poésie (beaucoup !) et, si tu me donnes quelques années, du roman (un ? deux ? …) et des essais sur la peinture, l’écriture et l’esthétique. Mais il va falloir aussi que je me préoccupe d’arriver à vivre vieux…
Merci, Jack !