Si j’en crois leur site, éléments de langage est un comptoir éditorial indépendant spécialisé dans la littérature hors la loi du marché. Il ne recherche pas le profit mais de nouveaux espaces littéraires pour y faire résonner des voix singulières. Mettre le langage en réflexion pourrait être sa devise car il ne craint ni la pompe ni la blague. Il décortique les discours comme les crustacés, avec les doigts. Sa figure de prédilection pourrait être celle du retournement. Délibérément pyromane, il n’a qu’un but : mettre le feu à la langue de bois (ressource plus que renouvelable), pour dégeler les paroles et les laisser fondre sur vous, plus vives que jamais.
Rencontre avec son directeur, organisateur et premier lecteur, Sir Nicolas Chieusse, polygraphe de son état.
1 – Nicolas, grand littéraire devant l’éternel, tu as décidé un beau jour de lancer ta propre maison d’édition, éléments de langage, pourquoi ?
Le projet éléments de langage est né de l’envie de lier entre elles mes activités préférées, à savoir lire, écrire, découvrir des créateurs passionnants et fabriquer des objets littéraires avec eux. Au départ, je voulais devenir grantécrivain. J’ai eu la chance de voir mon premier roman publié alors que j’étais encore assez jeune, ce qui a fait un bien considérable à mon égo surdimensionné. J’étais persuadé que j’allais connaître un succès phénoménal. Par bonheur, je n’ai pas mis longtemps à déchanter et à me chercher un métier plus ou moins rémunérateur. Je suis parti enseigner le français à l’Université de Turku, en Finlande. Les aléas de ma carrière professionnelle ont fait de moi un éphémère éditeur aux PUT (pour « presses universitaires de Turku »…) et c’est en travaillant sur les mémoires de l’ancien recteur de l’université, Tauno Nurmela, Lettres de mon paradis perdu, que j’ai pris goût à la « confection ». Mais c’est en 2008, alors que je venais de m’installer à Bruxelles, que le projet éléments de langage a véritablement pris forme. C’était, à l’origine, un blog de création littéraire, qui s’est développé au point de quitter le virtuel et de devenir palpable. Ce qui n’est pas raisonnable et me réjouit.
2 – Il s’agit d’une petite structure, puisque tu es seul aux commandes, quelles sont tes ambitions ?
éléments de langage est une association sans but lucratif. J’en suis le président à vie, une sorte de tyran bienveillant. Vous pouvez d’ailleurs devenir adhérent en payant une modique cotisation annuelle. Le « nous » que j’emploie ici n’est donc pas seulement de majesté. Les ambitions d’éléments de langage sont modestes : il s’agit simplement de proposer des œuvres inouïes, mais qui savent d’où elles viennent. Nous laissons le naturalisme au cinéma et les embarras des égos tristes aux professionnels de la profession. Nos auteurs sont des artistes et la langue constitue leur matière première. Attention, « éléments de langage » ne veut pas dire « partie du discours » (nous ne nous occupons peu de grammaire). Notre démarche est exclusivement littéraire, donc en soi politique et révolutionnaire. Nous pensons que la littérature sert à apprendre à lire, et donc, tout d’abord, à vivre.
3 – Peux-tu nous dire un mot (voire deux) de tes différentes collections ?
Nous avons créé trois collections, OLNI, OLNU et OMNI. OLNI signifie « objets littéraires non identifiés ». Dans cette collection, nous souhaitons nous débarrasser des étiquettes et publier des œuvres impossibles à classer. Le premier OLNI paru est Le livre des employés, de Jean-Philippe Convert, qui a également consacré à ce projet un blog que je vous invite à visiter. C’est un livre génial et je suis très fier que l’aventure EDL ait commencé par la publication de cet ouvrage. OLNU signifie « objets ludiques non usuels ». Cette collection a été conçue pour accueillir des livres-objets. Le premier OLNU paru est Grinceries, de Denise Engels, qui a inventé une langue jubilatoire pour décrire notamment les maux de l’âge avec un humour féroce et réjouissant. Cet objet livre a pris la forme d’un nuancier poétique, illustré par le grand graveur sur bois Thierry Lenoir. OMNI signifie « objets multilingues non identifiés ». Dans cette collection, nous publions des œuvres d’auteurs européens en mode bilingue ou multilingue. Le premier OMNI paru est trilingue (français, finnois et anglais). Il s’agit de on s’est déjà vu / olemme jo tavanneet / we have already met, un livre-projet conçu à partir des aquarelles de l’artiste finlandaise Carita Savolainen, regroupant les textes de quatorze auteurs ayant tenté de s’approprier les paysages de l’artiste. En marge de ces trois collections, nous publions aussi de la poésie. Nous avons publié le recueil de Jack Keguenne, évidence intermédiaire, une poésie métaphysique et sensible écrite dans une langue à la clarté et à la précision imparables. Notre prochaine publication sera Miels de lune, de David Degueurse, une variation poético-plastique sur l’univers du polar : nous avons d’ailleurs appelé ça un « polarT
introspectif ».
4 – En près de deux ans tu auras sorti 5 livres, ce qui est plus qu’encourageant ; peux-tu nous en parler ?
Notre objectif est de sortir quatre livres par an. C’est un rythme artisanal qui nous convient bien. Nous essaierons de le tenir, mais ce n’est pas une règle en soit. Nous sortons les projets quand ils sont prêts et nous essayons d’accompagner leur sortie par une exposition dans nos locaux (au n° 79 de l’avenue Albert – 1190 Bruxelles), ce qui demande également un certain temps de préparation. Les économistes vous diront que pour être viable, une structure éditoriale doit sortir un minimum de 8 livres par an… nous tâcherons de faire mentir les économistes. Cela dit, notre objectif n’est pas d’être viable mais de vivre.
5 – Quels sont les avantages et les inconvénients qu’il y a à diriger une aussi petite structure dans le paysage éditorial actuel ?
Les avantages sont considérables. Nous avons peu d’argent, nous devons nous débrouiller et faire preuve d’imagination. Que demander de plus ? Une subvention ? Les grosses et moyennes structures vivent dans l’angoisse de disparaître. On entend souvent que le paysage éditorial actuel est « en pleine mutation » ; la réalité est plus nette : il se concentre. Il n’y aura bientôt plus que deux ou trois leaders globaux qui se partageront en parts inégales le marché des biens culturels anciennement connus sous le nom de « livres » soumis à la dure loi de l’économie de profit. Quelques miettes seront laissées aux rentiers « indépendants » qui prospèreront encore un temps sur leur héritage, et quelques miettes de miettes seront jetées à des microstructures vivant sous perfusion d’argent public jusqu’à ce qu’un politique décide d’arrêter les frais. Voilà le tableau. Que faire alors ? Se réjouir ? Se résigner ? Attendre que ça passe ? Je ne pense pas. La stratégie d’éléments de langage est claire : faire exactement l’inverse de ce que la loi du profit tente d’imposer. Ne pas se soumettre. Ne pas sombrer dans la servitude volontaire. Et commencer par remettre en cause les règles qui veulent que le moins bien loti sur la chaîne du livre en soit paradoxalement le premier maillon : l’auteur. C’est un luxe que ne peuvent pas se permettre les boîtes qui cherchent à être profitables.
6 – Quel est ton sentiment sur les livres numériques, en offriras-tu, et quel avenir leur imagines-tu à (court/moyen/long) terme ? (à ton niveau comme de manière plus générale).
Il me semble que les livres numériques sont déjà derrière nous. Il faut désormais parler de flux auxquels d’hypothétiques clients s’abonneront. Les mastodontes de l’édition ne tarderont pas à donner accès à l’ensemble de leur catalogue sur abonnement. Nous n’achèterons plus un exemplaire d’un livre mais un service. Dix euros par mois pour accéder à une bibliothèque virtuelle. Voilà l’avenir. Je crois qu’Amazon se livre déjà à quelques expérimentations de ce genre… Pourquoi pas ? Cela concerne le livre, mais assez peu la littérature. D’un point de vue littéraire, le numérique ne change à peu près rien. Sans doute permet-il d’ouvrir quelques perspectives narratives nouvelles, de proposer quelques applications innovantes en matière de composition… mais je ne crois pas que la littérature soit interactive. Elle est réflexion, au sens de pensée et d’éclat esthétique. Le numérique apporte seulement de nouveaux outils techniques… ce sera aux artistes d’en disposer à leur guise. Ça commence. éléments de langage proposera sans doute un jour des OLNNI (objets littéraires numériques non identifiés) sur son site si des projets précis le demandent.
7 – Quel est le parcours d’un manuscrit qui arrive chez EDL ?
Le parcours d’un manuscrit qui arrive chez EDL n’est pas celui d’un combattant. Je le lis et je contacte l’auteur. Dans la majorité des cas, malheureusement pour lui dire que son manuscrit ne correspond pas à ce que nous souhaitons publier ; et parfois, pour lui dire que je me réjouis de travailler avec lui pour qu’ensemble, nous fassions un livre. Il n’y a pas de comité de lecture. Le processus d’élaboration qui transforme un manuscrit en livre doit se faire dans l’excitation et dans la joie. Nos auteurs ne sont pas nos amis, mais souvent ils le deviennent.
8 – As-tu des modèles en termes d’éditeurs ?
Des modèles ? Bien évidemment : Maurice Nadeau, Hubert Nyssen, André Balthazar, Paul Otchakovsky-Laurens.
9 – Et des envies du côté des auteurs ?
Je laisse agir les affinités électives.
10 – Qui sont les lecteurs d’EDL et lesquels, à terme, souhaites-tu séduire ?
Selon notre dernière étude, notre lecteur type est une lectrice de quarante ans, diplômée de l’enseignement supérieur, amatrice d’art et surtout de musique, qui considère que la lecture est un plaisir secret. L’étude précédente nous annonçait que notre lecteur type était un homme de trente ans, plasticien au chômage, vivant dans les environs de Saint-Gilles et ayant des problèmes d’alcool et d’argent. Selon une autre étude, notre lectorat serait exclusivement composé de poètes farfelus qui chercheraient à nous soumettre des manuscrits illisibles. Selon une dernière étude, il faudrait que nous reprenions nos études… Nous comptons aussi quelques happy few stendhaliens… mais si nos lecteurs devenaient des millions, nous n’aurions rien contre.
11 – En quoi EDL se démarque-t-elle de ses concurrents ?
EDL, à proprement parler, n’a pas de concurrents. Nous ne nous soumettons tout simplement pas à la loi du marché. Nous avons des amis, il n’est pas exclu que nous ayons des ennemis.
12 – Je crois savoir que EDL offre également des ateliers, entre autres d’écriture ; qu’en est-il de ce volet du projet ?
Nous souhaitons également offrir des ateliers pour rencontrer de nouveaux lecteurs. Ce qui fait notre particularité, c’est que nous comptons offrir non seulement des ateliers d’écriture, mais aussi des ateliers de lecture. Attention, nous n’apprendrons pas à des aspirants comédiens à placer leur voix : nous avons l’ambition d’accompagner des lecteurs aventureux dans les allées merveilleuses de la grande bibliothèque.
13 – Comment vois-tu EDL dans dix ans ?
J’espère que dans dix ans EDL disposera d’un catalogue éblouissant.