Il y a dans le dernier livre de Caroline Coppé (Nommons le mot nomade, paru chez Eléments de langage, Bruxelles) un mystère insondable que je n’arrive tout bonnement pas à percer en dépit de six lectures, c’est dire !
Il (ce fameux mystère) est composé d’un mélange curieux de phrases simples et d’autres plus métaphoriques, de pensées nomades et de pensées poétiques, voire de pensées nomado-poétiques, il est ancré dans l’ici-maintenant et dans l’ailleurs aussi, il volète de ci de là, effleure, soulève, évoque, sans jamais vraiment dire ce que l’on attend, ni jamais être là où on l’attend.
C’est perturbant, et exaltant à la fois. On oscille entre le quotidien et le sublime, le banal et le sublimé, le naturel et le culturel, l’envie et son contraire, l’élan et le désarroi, dans un vertige époustouflant de mots et surtout d’images.
Désireuse d’en comprendre davantage, et de vous faire partager mon enthousiasme pour cet ouvrage très particulier, j’ai interrogé Caroline Coppé (déjà interviewée en 2013 par mes soins) sur la genèse de ce livre, par ailleurs remarquablement recensé ici.
1- Caroline, quel est le déclencheur qui a présidé à la rédaction de ton dernier livre ?
Il n’y a pas eu de déclenchement soudain. Cela s’est fait au fil du temps. La pensée nommée « sauvage[1] » par Claude Levi-Strauss, qui est à la source du recueil, me fascine depuis longtemps. Dans mon précédent recueil déjà, Langue morte suivie du flou, paru à l’Arbre à Paroles, j’en avais teinté la plupart des textes. Au départ, je voulais poursuivre et prolonger cette démarche, et c’est un peu ce que j’ai fait, car même si le thème abordé est différent, le traitement du texte est assez similaire. Ce qui a déclenché la rédaction, c’est le désir de m’imprégner encore plus profondément de cette pensée que j’ai côtoyée dans de nombreuses lectures.
2- Comment l’as-tu écrit ? D’un trait, ou par étapes successives ?
Un peu les deux à la fois. Des étapes ont été nécessaires pour des raisons de manque de temps. J’ai tendance à m’engager dans beaucoup d’activités en plus d’un travail à temps plein, ce qui me force souvent à rompre l’élan de l’écriture. Des premiers jets ont été écrits, puis j’ai eu l’occasion d’effectuer un travail concentré sur une période de vacances. Là, j’ai pu harmoniser l’ensemble et écrire de nouveaux textes.
3- Je trouve ce livre très difficile à résumer, dans son essence, pour un nouveau lecteur. Y es-tu parvenue, toi ?
Oui, je comprends. Tout d’abord, ce texte s’est construit de manière plutôt concentrique car les voix de Il et de Elle, indifférentes l’une à l’autre au départ, se rapprochent au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture. On peut lire le recueil en prenant une page au hasard, puis une autre, car il est constitué de courtes saynètes presque théâtrales, mais je crois que pour percevoir la concentricité, on a intérêt à le lire du début à la fin. On peut résumer la pensée du texte, pas le texte lui-même. En résumé, j’ai essayé de créer un décalage au sein même de mon mode de pensée afin d’y introduire, par bribes, la pensée à l’état sauvage comme l’entend Claude Lévi-Strauss, voilà l’idée principale, et c’est peut-être là que se loge l’étrangeté souvent évoquée.
4- Dois-tu te mettre dans un état d’esprit particulier pour écrire un livre aussi… particulier ?
Non, pas vraiment. Ce recueil m’a habitée pendant des mois (voire beaucoup plus longtemps), il ne me semble pas si particulier. Pour l’écrire, j’ai eu besoin de concentration et d’aller au plus profond de moi-même où réside encore cette pensée à l’état sauvage pour l’extraire. D’une manière générale, j’ai besoin de solitude et de lectures inspirantes. Mais j’ai surtout besoin de temps et de disponibilité. Je ne suis jamais entièrement dévouée à l’écriture, il y a toutes les contraintes de la vie qui font barrage. Et j’ai du mal à me dire « Allez, j’ai une heure devant moi, j’écris », non, j’ai besoin de plusieurs journées d’affilée pour écrire un texte comme celui-là. J’écris lentement, le premier jet n’est jamais le bon. J’ai aussi besoin d’être sereine, de ne pas avoir de soucis, pour laisser sortir ce qui est ancré à même l’os.
5- Que penses-tu de cette phrase : Ecrire, c’est réécrire ?
Oui, tout à fait. Réécrire est pour moi une nécessité absolue. D’autant plus que je suis dyslexique, je dois donc, plus que n’importe qui, tout relire et réécrire quantité de fois. D’abord, je dois vérifier l’orthographe dont je ne suis jamais certaine, les fautes se cachent partout et j’ai toujours besoin d’avis extérieurs. Puis c’est le sens, est-ce bien cela que j’ai voulu dire, est-ce que c’est compréhensible pour le lecteur, et enfin, il y a le rythme, je lis alors à voix haute, c’est ce qui me dit finalement si je suis dans le bon ou s’il faut encore modifier. C’est une tâche exigeante. Même lorsque je rédige un mail, je dois le relire plusieurs fois, alors un texte de cette ampleur… Régulièrement aussi, je m’interdis de relire mes textes pendant un certain temps, je tente de les oublier complètement, pour y revenir avec un regard neuf. Lorsque j’y reviens, je vois tout de suite ce qui doit être retravaillé. Toutes ces étapes me permettent, à un moment donné, d’avoir la satisfaction du travail achevé. J’ai alors parfois l’impression que le cœur du texte se met à battre, que le texte est devenu vivant. C’est du travail artisanal.
6- D’où te vient ton inspiration, pour ce livre-ci ?
Mon inspiration vient en premier lieu du choc que j’ai ressenti en découvrant des livres sur les cultures aborigènes, amérindiennes[2] et sur la « pensée sauvage[3] » telle que l’a décrite Claude Lévi-Strauss. J’ai pris un énorme plaisir à découvrir ces modes de « pensée à l’état sauvage » dans de nombreux récits anthropologiques sur les peuples premiers, ces manières très particulières d’être au monde. J’ai lu aussi tout Mircea Eliade et bien d’autres comme Riel, Welch, Boyden, Erdrich etc., issus parfois de ces mêmes cultures, ou qui s’y sont baignés en tant qu’anthropologues, romanciers ou conteurs. C’est une pensée où le lien avec la nature est puissant, où le rêve est important et où chaque élément de l’environnement peut être un révélateur. Evidemment, je ne peux pas résumer cela ainsi, c’est trop court. Pour moi, c’est une vingtaine d’années de lectures. C’est un mode de pensée partagé par de nombreuses cultures qui luttent aujourd’hui pour leur préservation. Nous avons exterminé nombre de ces peuples – dont beaucoup étaient nomades – nous avons rasé leurs identités, leurs cultures, leurs langues, leur magnifique créativité et leurs vies. Nous sommes passés, ces derniers siècles, à un mode de pensée unique et mondialisé. J’ai eu besoin de ranimer des bribes de ces pensées « sauvages », et de les faire vivre, en moi d’abord. A vrai dire, j’explore surtout, via la pensée à l’état sauvage, mon expérience de citadine. Je ne peux d’ailleurs témoigner de rien d’autre.
Cette démarche peut paraitre très intellectuelle, néanmoins il est tout à fait possible de lire le recueil et de passer complètement à côté de cette intention car je ne l’évoque pas. Ce n’est pas nécessaire de la connaître pour apprécier les textes.
Pour compléter ce tableau, d’autres sources d’inspiration viennent directement de mon environnement. Chaque événement ou non-événement dans mon quotidien peut être détourné pour servir l’écriture. Cela peut venir de presque rien, d’un mot, d’une phrase ou d’une rencontre. Il s’agit surtout de poser un regard neuf sur les éléments et d’en faire un petit stock intérieur.
7- Et de manière plus générale ?
De manière générale, c’est la même chose. Pour le moment, mon écriture est inspirée de cette manière-là et je ne sais pas si j’en ai fini avec la pensée à l’état sauvage. Peut-être pas. Le thème s’impose en général de lui-même, mais est clairement influencé par mes lectures et par mon expérience de vie. J’ai aussi le souci de provoquer l’émotion chez le lecteur.
8- As-tu eu du mal à trouver un éditeur ?
Aïe, la question qui pique ! Oui, mon livre est un O.l.n.i. (Objet littéraire non identifié). Ce n’est pas tout à fait du théâtre ni tout à fait de la poésie. Il est inclassable et ne répond à aucune norme. J’ai mis deux ans à trouver un éditeur. J’étais vraiment découragée à un moment et c’est Henri Gougaud, qui ayant lu mon manuscrit, m’a vivement encouragée à continuer. Il m’a envoyé un mail me disant combien il était enchanté par mon écriture. Ça ma donné la pêche et m’a convaincue de poursuivre. Finalement, mon texte a été retenu par Eléments de langage, dirigée par Nicolas Chieusse. Ça a été un vrai plaisir de travailler avec lui et une découverte pour moi. Nicolas a d’emblée été très enthousiaste, il apprécie mon texte et est heureux de le publier. Il ne publie d’ailleurs que des O.l.n.i.
9- Pourquoi as-tu choisi la poésie comme mode d’expression privilégié ?
La poésie s’est imposée. J’ai toujours eu envie d’écrire mais, pendant longtemps, je n’avais rien à dire. Avec l’âge et l’expérience, j’ai eu envie d’aborder certains thèmes qui sont poétiques par essence : les apparences, la langue morte, la pensée nomade. Mon inspiration m’oriente vers des sujets poétiques et je les traite de cette manière. Est-ce un choix ? Bonne question !
10- Quel regard portes-tu sur la poésie contemporaine ?
La poésie contemporaine va vers le lecteur. Elle n’attend plus que le lecteur vienne à elle. Elle éclabousse les trottoirs, les métros, elle se partage en réseau. C’est un art vivant. Elle est très riche et diversifiée, elle est sonore, bruitages, chants, slam, rap, brève, longue, rimée, en prose. Elle se répand bien. Mais elle est aussi obligée d’être très créative pour exister car les budgets réservés à cette expression se résument à peau de chagrin.
11- As-tu un projet en cours ?
Oui, j’ai un projet, ou deux. Les deux projets ne pourraient bien être qu’un. C’est encore flou. Sinon, j’ai découvert depuis deux ans l’art du haïku. C’est une gymnastique quotidienne d’écriture. C’est une poésie du détail, de l’infime visible, cela demande d’être ouvert à différentes formes de perception. C’est une écriture qui, sous des airs de simplicité ou de banalité apparente, peut en réalité être assez exigeante, car elle demande du vide intérieur, de la disponibilité et de l’observation. En réalité, je m’en tiens rarement aux règles strictes du haïku et souvent, je m’en éloigne carrément. Je partage mes publications avec d’autres dans un groupe fermé sur Facebook qui s’appelle Un haïku par jour. C’est éphémère d’écrire et de partager de la sorte, mais très stimulant.
12- As tu un modèle, en poésie, ou en tout cas un poète que tu aimes plus que tout ?
Pour moi il y a, et il y aura toujours Henri Michaux, parmi tant d’autres que j’apprécie. Mais Michaux est certainement le poète qui m’a le plus marquée.
Notes :
[1] Pour Claude Lévi-Strauss, la pensée sauvage habite chaque homme tant qu’elle n’a pas été utilisée à des fins de rendement. L’auteur montre aussi que la pensée moderne n’est pas plus complexe ni très éloignée de la pensée primitive, elle est différente notamment dans ses classifications et est surtout basée sur l’expérience.
[2] Les différentes cultures que j’évoque ne se reconnaissent pas sous ce terme.
[3] Le terme sauvage, en ce qu’il peut sous-entendre de péjoratif, n’est sans doute pas approprié, mais c’est le concept de Claude Lévi-Strauss auquel je me réfère. La conclusion de Claude Lévi-Strauss est par ailleurs qu’il n’y a pas tant de différences entre la pensée sauvage et la pensée moderne, elles participent d’un même phénomène.