Parler d’Adélaïde-paysage n’est pas une mince tâche !
D’abord, ce n’est pas un mince livre pour commencer, mais un élégant coffret contenant 24 livrets pliés en accordéon, ainsi qu’une carte urbaine d’une terre inconnue.
C’est peut-être cette terre que l’on découvrira au fil des feuillets, et peut-être pas.
C’est peut-être Adélaïde que l’on découvrira de livret en livret, et peut-être pas.
Il faut dire qu’en allant de Esprits des lieux, les abysses, les roses à Chemin de traverse, en passant par De petits cartons et Caravane – scène de fruits avec sirop, Adélaïde ne nous attend pas particulièrement, ni elle ni personne, d’ailleurs.
Serait-ce donc un livre avec lecteurs, mais point de personnages ?
Mais non. En fait, des personnages, il y en a, et des lieux, et des événements aussi, ainsi que des anecdotes, mais ils sont différents à chaque livret, et racontent à chaque fois un fragment de la carte, ou de la vie d’Adélaïde ; du moins c’est ce que l’on suppose… Peu d’indications sont données pour orienter le lecteur égaré, jugez plutôt : Puzzle littéraire de 24 pièces narratives composant la carte d’un pays imaginaire et le portrait d’un personnage nommé Adélaïde. Ce coffret comprend : une carte au format A1 et 24 livrets. A vous de jouer.
Mais c’est un livre qu’on ne lit pas, plutôt un livre que l’on effleure, ou que l’on déguste, et que l’on découvre pas à pas en dépliant chaque livret comme autant de cartes routières, 24 en tout.
Des cartes-livres qui s’ouvrent chacune sur un monde, un univers différent, et où parfois l’on parle d’Adélaïde, et parfois pas.
Peu importe.
L’intérêt du livre n’est pas de suivre une seule et même histoire – encore que si l’on se concentre bien, ou si l’on relit d’un œil très attentif, l’on doit pouvoir en trouver une, qui sait ?
Ce qui est sûr c’est que ce n’est pas un livre à lire si l’on souhaite du linéaire, il serait plutôt pour amateurs de puzzles, chaque livret correspondant à une pièce, que l’on mettra là, ou là, ou encore là-bas.
Dans Adelaïde-paysage la visite est guidée, et à la fois elle ne l’est pas.
Déjà, pour décider de tenter l’abordage, il faudra un élan.
Le mien a été long à venir mais une fois pris, j’ai dévoré l’opus en deux après-midi (l’auteur dit qu’il ne faut pas, qu’il faut le déguster, mais tant pis ; elle dit aussi tabler sur l’intelligence de ses lecteurs pour comprendre sa démarche…).
Une fois l’abordage effectué on est loin d’être sauvé, cela étant, et aucune bouée ne nous sera lancée.
Pire encore, le mode d’emploi donné avant d’attaquer, c’était que l’on pouvait lire l’ouvrage dans l’ordre comme dans le désordre ; voilà qui n’était pas fait pour rassurer !
On a donc lu dans le désordre et sans bouée.
Ce qu’il y a de bien dans ce livre fin, érudit et très bien écrit, c’est que si l’on se soucie peu de notre avis, nous avons aussi le choix de quitter le navire en marche (mais je ne l’ai pas fait) : si un livret nous ennuie, hop, on le replie et on passe au suivant, puisqu’il n’y a pas vraiment d’histoire linéaire, au sens classique du terme.
Si l’on ne veut pas lire tous les livrets, on le peut aussi, liberté totale.
Ainsi l’on sautille, intrigué(e), de feuilles en feuilles, tantôt interpellée, tantôt pas, tantôt happée, tantôt rejetée, tantôt riant, tantôt perplexe.
Ce doit être le but recherché.
Sans boussole, c’est vrai qu’il est dur de s’orienter.
On pense à Marelle, de Cortazar, un livre qui peut aussi se lire dans le désordre (celui-là, on n’a pas encore essayé).
Surtout l’on pense au stream of consciousness joycien (on a quelques lettres, tout de même), que l’on connaît très peu puisque l’on a lu Dubliners mais pas Ulysses (et que l’on ne va pas faire semblant maintenant) mais on en a entendu parler.
C’est la seule réponse à l’éclatement du livre, des mots, des idées, et des itinéraires, dont le seul fil conducteur est celui d’une pensée qui se vit, une pensée qui se dit, sans suivre d’autre tracé que le sien propre, celui des méandres d’une pensée, justement. Il faudra, à l’occasion, vérifier si l’on se trompe, ou pas.
Dans cette forêt touffue où l’on avance sans bouée (pour garder les images maritimes évoquées plus haut), c’est en tout cas la seule explication possible : l’auteur (Claire Ponceau, pour le moins douée), nous balade de sensations en impressions, de fragments décousus en histoires plus touffues, d’un mot à l’autre elle nous balade, s’amuse probablement de nos étonnements qu’elle anticipe, ose l’humour et les images poétiques, les juxtapositions inattendues aussi, ose tout, se donne, se lâche, reprend, se reprend, tissant ainsi un travail de pure fiction jouissif et intéressant à souhait.
On voudrait vivre dans son cerveau pour savoir comment cela s’y passe, et il n’est pas dit que l’on n’ira pas l’interviewer, histoire qu’elle réponde (si elle y consent) à toutes ces questions inabouties que l’on s’est posées en cours de lecture, happée que l’on a été dans un maelström d’images et d’inventions.
Adélaïde-paysage est pour amateurs de vraie littérature uniquement, ce qui doit être votre cas si vous lisez ce blog, et ce qui doit impérativement l’être si un jour vous envoyez un manuscrit chez Eléments de langage, qui aime tout sauf le classique, le convenu et l’apprêté. Fidèles lecteurs, vous aurez été prévenus ! A vos PC maintenant, pour un maximum d’originalité (sinon, à quoi bon écrire ?).
Une manière de préambule (le mot de l’auteur, que j’ai lu trop tard hélas)
Qu’attendons-nous d’une carte ? De s’y retrouver quitte à risquer le plaisir de s’y perdre. De certains êtres nous éprouvons pareille sensation. Une personne, un quelqu’un qui nous assigne à notre place, qui nous tient lieu. Et en même temps provoque la désorientation. Cette personne, je l’appelle ici Adélaïde-paysage, au sens où ce que j’ai écrit pendant plusieurs années dessine une femme plurielle que je ne suis pas, que je n’ai pas rencontrée. Adélaïde a-t-elle besoin d’exister, est-il besoin de la rendre fictionnellement consistante ?
Accepter qu’Adélaïde est comme une carte tracée au fur et à mesure. Une carte sans plan.
C’est un puzzle sans modèle où une fois rassemblés les éclats rendent – encore – compte d’un éparpillement.
On pourrait prêter à cet éparpillement le nom de vie.
Quand sous des strates, on découvre un angle, quand on ramène à la surface un morceau de poterie, en archéologie on parlera de fragment, se référant à une antériorité géométrique, une réalité préexistante dont la pièce disjointe témoigne. Ici, rien de tel. Où habite et persiste la fiction ? Ce sont seulement des éclats, des surbrillances qui émergent à travers la conscience de l’écriture. Ces éclats ne sont en rien des fragments. Ils sont des précipités. Ils ne dérogent à aucune intégrité. Les textes pareils à la carte figurent un parcours sans obligation, sans sens interdit ni unique. Ils furent chacun à leur manière un état.
D’autres éléments du puzzle sont cachés ici…
Belle promenade à tous !