Le monde en marche
A Esther M pour ses parents,
aussi à Sarah Goldberg, pour son courage,
à Manu pour la nuit et le brouillard,
et à René Raindorf pour son exemple
Je suis Esther la belle juive et de mes mains
ouvertes si généreuses aux ongles tranchants
je défais les mondes anciens pour recréer ceux d’avant
Mes mains qui labourent les sillons du malheur précoce
afin d’empêcher l’anéantissement plongées
jusqu’au coeur du monde mes mains comme les rêves pour immoler
Pour oublier mes mains vont dessiner façonner
construire !
de l’argile jaillira la vision de l’Autre Monde et ainsi renaîtront nos morts
Me voici
Là-bas une nuit
comme par maléfice
au coeur du monde impur
Là-Bas la nuit toujours
et mon ventre
lacéré
mes jambes qui ne le portent pas
Nue je tombe
juive d’entre toutes les juives
et nue je rampe
sur la terre trempée
le sol où se sont écroulés
foulés aux pieds
tous les rêves du monde triste
tandis que le sang de mes viscères court à terre
afin de me la rendre plus facile
à modeler
L‘argile je l’ai trouvée sans peine il suffisait de creuser
et de mes mains
et de mes pieds
de ma tête et de mon ventre j’ai creusé comme un chien creuserait creusé comme d’autres chiens ont creusé ici une tombe qu’aucune fleur jamais
ne viendra égayer
Je flaire je gratte je creuse chienne
honnie
la honte sur nous pour autant de siècles et tous mes morts qui crient halètent
hurlent
et me contemplent
regardent mes mains s’emparer de l’argile glaireuse
et puis la façonner pour leur redonner vie
Leurs cendres dans l’étang
je les ai trouvées sans peine
elles ondulaient au fond telles des yeux incrédules
alors les ai emprisonnées
dans un filet
grand
d’un rouge que l’on dirait de sang
A l’argile les ai mélangées
ai ajouté mon sang
mes larmes embuées
aussi les leurs si fières
mes cris les plus féroces
et puis les leurs aussi
mes crachats
les plus haineux
ensuite me suis levée et
droite, toute,
suis allée vers les barbelés
proscrits
Les ai arrachés un
les ai arrachés cent
les ai arrachés mille
des millions, six
et en les arrachant je m’écorchais la peau
il ne faut pas craindre de le dire
quelques ongles aussi mais rien
jamais
en comparaison des peaux et des ongles ici arrachés
les soirs d’éxécutions ou de grandes tortures
Les barbelés, des bouts, je les plante dans la terre retournée par mes mains comme folles je les plante un
je les plante cent
je les plante mille
des millions, six
et autour de chacun je façonne
ici un homme là un enfant
et ici une femme
puisque
de mes mains
habiles
la grâce m’est donnée de pouvoir rescuciter les morts
Les femmes
au crâne rasé et les hommes décharnés avec leurs pieds bleuis
de leurs grands yeux morts qui me regardent
et les enfants, certains encore des bébés
dans ma main ils ne crient plus
n’appellent plus comme ils le firent
lorsque les portes sur eux
enfermèrent la nuit
Tout au fond de l’étang
leurs mots, leurs cris, leurs ultimes pensées terrestres
et mon filet
rouge
qui ne sera jamais assez grand
Tous plantés là qui me regardent muettement je les prends un à un dans mes bras tendres leur chante les berce et puis je leur dis
de ne rien craindre et alors je les couche
comme amoureusement
dans des brouettes une
des charrettes cent
aussi des camions bâchés, des milliers
et je n’arrête pas
des nuits
des nuits
des nuits
il m’en faut tant pour charger
tous ces corps décharnés qui tiennent pourtant peu de place
Les portes je les ouvre tout grand puis j’enfourne
des enfants un des femmes mille des hommes cent
des millions d’hommes de femmes et d’enfants j’enfourne
qui avaient du barbelé dedans
Les barbelés
j’avais dû enlever
comme autant de points de suture
afin d’éviter l’éclatement
Quand je les ai ôtés pas un pleur pas un cri
ils flottaient derrière leurs vies
les pleurs, les cris
flottaient sous la surface de l’étang
Ces hommes ces femmes et ces enfants
si je les enfourne c’est parce que je les veux solides !
Pas une cendre cette nuit-ci
pas de fumée non plus de cris
De par ma main
blanche
aux ongles si tranchants
ne viendra pas la mort de tant d’enfants
et les barbelés
je les jette dans l’étang tels une brassée de fleurs maudites
Une fois solides tous
je les habille
- ce froid d’ici, cuisant -
le calot l’habit rayé
les galoches qui font saigner les pieds
si seulement je pouvais
leur donner d’autres vêtements si seulement
Je les habille et les presse d’avancer
je leur dis longtemps
il vous faudra marcher
dans le froid la faim au ventre
je leur dis
que les vieillards portent les enfants
que ceux-ci protègent leurs mères
et que les morts aident les vivants
que plus jamais les coups ne pleuvent sur vos têtes les cris sur votre dos les crachats sur vos insignes infâmes
Je leur dis l’argile
un matériau
comme imperméable !
aux coups ou aux tourments
Puis derrière eux je referme la grille éteins muettement toutes
les lumières
et d’un coup de pied fais s’écrouler les miradors aussi les baraquements
Après d’autres nuits
tant
je leur dis courez
je leur dis plus vite !
je leur dis les quais
je leur dis plus vite !
je leur dis les trains
je leur dis plus vite je leur crie
montez !
avant que Les Autres ne reviennent
Je leur dis méfiez-vous des chiens
et ne prenez plus
plus, ne prenez
la mauvaise file
mais plutôt vos valises
entassées en vrac sur tous ces autres quais Dans chacune vous aurez
de quoi vous habiller décemment
dans ces sacs vous retrouverez
des cheveux à mettre sur vos têtes
des chaussures des lunettes
et ceux qui les avaient perdues pourront remettre leurs dents
Dans les trains je leur dis mangez
je leur dis riez
la mort est derrière vous
derrière !
Dans les trains je le leur dis
vous repartez vivants
et je leur dis aimez !
si vous le pouvez encore
je leur dis chantez
et que Dieu vous donne
des milliers d’enfants
Mais à l’arrivée des trains voilà que dans des îlots, secrets, de nouveau on les enferme à l’intérieur d’eux-mêmes on les enferme aussi et je leur dis cachez-vous terrez-vous et vivez encore
comme des
bêtes
maintenant au moins vous savez comment
inventez des cachettes
pour vos petits enfants
et tant de subterfuges pour ne pas mourir vivants
Je leur dis respirez
le moins violemment possible
ne parlez ni ne chuchotez non plus
puis dans la plus belle maison je cache mon père
je cache ma mère
qui ne savent encore
que je suis leur sang
Je leur porte du pain
une bougie
un baiser
expressément farouche
l’espoir d’un monde meilleur et me voilà qui prie pour qu’ils n’entendent pas le bruit des bottes celui des fusils
ni les cris ces pleurs
qui déchirent les nuits
Un jour pourtant à eux
ainsi qu’à tous ces autres
je dis ce soir les portes
vous seront ouvertes vous pourrez partir vers l’Autre Monde où vous rirez longtemps longtemps vous chanterez parce que vous serez libres !
et dans les champs les rues
vous courrez comme avant
je leur dis ce monde neuf
et ancien aussi
je leur dis que ce monde neuf et ancien depuis toujours attend
Alors j’ai vu mon père
confiant
prendre par la main ma mère
Il lui a dit où nous allons
tu auras un manteau
du pain une jolie lampe
personne ne nous empêchera de prier
les enfants seront habillés ils auront tous les livres
Puis derrière eux les portes se sont refermées
ils ne se sont pas retournés
ils ne m’ont rien dit
ils n’ont pas parlé
Le nez collé à la fenêtre je les ai regardés s’éloigner
puis j’ai vu les Hommes aux Chiens et su m’être trompée mais il était bien trop
tard
trop
pour le crier !
à leurs oreilles
Quand des années plus tard
autant dire des siècles
mon père est revenu et ma mère également
ils ne m’ont rien dit
ils n’ont pas parlé
ils ont juste murmuré
ne te méprends pas
nous sommes morts Là-Bas
où tu nous avais dit d’aller
Mon père ma mère
leurs yeux qui ont été Là-Bas
leurs bouches
cousues
parce que de meilleurs qu’eux sont morts et qu’eux sont honteux de prétendre vivre
mon père ma mère
enterrés vifs depuis cinquante ans
toutes leurs nuits depuis ce temps
ils les passent Là-Bas mon père ma mère
alors pour eux ne plus parler
par crainte des anciens vivants
Je suis Esther la belle juive
et de mes mains
ouvertes si généreuses aux ongles tranchants
je défais les mondes anciens pour recréer ceux d’avant tandis que le linceul
silencieux et blanc
de mes deux parents
autour de mon coeur brisé se fige.
© 1998, Edith Soonckindt – Bruxelles