J’ai rencontré Franck Achard (co-fondateur de La Renverse, un éditeur indépendant de Normandie) à la Foire du livre de Mons (Belgique) et l’enthousiasme avec lequel il m’a parlé de cette jeune maison m’a donné envie d’en apprendre davantage, et donc de le soumettre au feu de mes « célèbres » interviews (pensez donc, celle de Françoise Brun vient d’être traduit et publié en italien !)

Voici donc en 16 brûlantes questions le portrait qui se dessine de ces dynamiques éditions dont on voudrait bien pouvoir lire toute la production !

1-Franck, je crois avoir compris que vous êtes trois compères embarqués dans cette aventure littéraire. Des amis ou des camarades de fac, j’imagine ? Des gens avec qui vous aviez des affinités en tout cas ?

Le jeu des complémentarités au sein d’une maison d’édition demande à la fois proximité et diversité. Nous partageons bien sûr, Pierre Lenganey, Yann Voracek et moi, un désir commun de promouvoir la poésie. Une certaine poésie, en tout cas, celle qui nous touche au cœur, nous frappe parfois, une poésie directe et ciselée à la fois. Mais ce sont aussi nos différences qui nous donnent l’envie d’avancer sur un même chemin, d’échanger, d’enrichir nos représentations. La fac n’a joué aucun rôle dans notre histoire.

2-Monter une maison d’édition par les temps qui courent est d’un courage inouï. Qu’est-ce qui vous a donné celui de vous lancer ?

Courage ou inconscience, nous nous sommes lancés dans cette entreprise avec une certitude : il est préférable de se tromper en réalisant quelque chose de beau, que de réussir à ne rien faire. Plus sérieusement, nous savions que nos compétences se complétaient et nous permettraient de construire un projet cohérent, ambitieux mais réaliste. En effet, Yann Voracek est un graphiste professionnel de talent, qui a une grande expérience du design graphique ; Pierre Lenganey a été directeur financier dans l’industrie et éditeur, avant de devenir libraire ; pour ma part, j’ai un passé d’auteur et de comédien qui me permet de porter un regard aguerri sur les textes. Nous avons toujours eu confiance en notre capacité commune à appréhender les différentes facettes du métier d’éditeur.

3-En quoi vous démarquez-vous d’autres éditeurs de la même taille ?

J’espère que nos livres répondent en eux-mêmes à cette question, mais je me dois bien sûr d’y répondre pour les lecteurs qui ne les ont pas tenus entre leurs mains : là où l’édition poétique se caractérise par une sobriété qui, de mon point de vue, confine parfois à l’austérité, nous essayons de proposer des ouvrages ludiques, sensuels et attirants. Les textes que nous sélectionnons allient la puissance métaphorique de la poésie à une apparente simplicité de langue qui en fait des objets littéraires accessibles. La gageure que nous aimerions remporter est de réconcilier avec elle les nombreux lecteurs qui ont tourné le dos à la poésie contemporaine.

4-Vous avez fait un choix graphique osé (couvertures dorées, bientôt d’autres argentées pour une nouvelle collection). Choix esthétique assumé ou volonté de sortir du lot ?

Les deux, bien entendu. Pourquoi la poésie, domaine privilégié de l’invention du langage, devait-elle être cantonnée à des livres sans inventivité dans leur forme même ? Nos papiers de couverture brillants, nos livres coupés en biseau (qui penchent… à la renverse), nos choix de graphisme résolument modernes sont un écrin pour des textes audacieux, avec lesquels ils entrent en résonnance. Il s’agit aussi de dédramatiser le rapport au « livre de poésie » (d’ailleurs, nous ne précisons pas sur nos couvertures qu’il s’agit de poésie) pour que chacun se sente autorisé à s’y plonger.

5-J’ai lu trois livres publiés par votre maison, de très belle facture (Où va le temps (je me suis perdu), Prisme et Des Iles au creux du ventre) essentiellement de la poésie, parfois en osmose avec photographies ou illustrations. Pari osé, à une époque où la poésie se lit/se vend/s’achète de moins en moins ! Vous aimez les défis ?

Nous aimons surtout la poésie ! La question de la rentabilité du projet ne s’est posée que dans un second temps. Au départ, notre seul pari était de

réussir à financer l’impression des titres suivants avec les ventes des premiers. Pour autant, il nous semble aujourd’hui que certains facteurs peuvent faire que la poésie se vende mieux : l’attractivité et l’accessibilité des livres, nous venons d’en parler, mais aussi l’oralisation qu’elle rend possible. En tant que comédien, je ne manque pas une occasion de faire entendre les textes que nous éditons, souvent accompagné de musiciens. Nous envisageons aussi d’autres formes de médiation qui impliqueraient les nouvelles technologies. Il y  a tant de possibilités, et si peu de tentatives qui ont été faites pour redonner une nouvelle jeunesse à la poésie : tout reste à faire !

6-Vous avez déjà une collection de poésies « nues » (c.à.d. non
illustrées) dites « à partir de l’enfance » (beau concept et honni soit le cloisonnement !) et la collection Deux choses Lune qui « propose la rencontre unique de deux auteurs par le seul vecteur de la création » Vous aviez des envies d’osmose, de ponts, de dialogues inter-artistiques, j’imagine ?

Oui, la rencontre humaine et artistique est au cœur de notre projet. C’est dans le processus de création lui-même qui nous aimons insuffler une énergie différente : une bonne partie de nos livres est conçue par deux artistes qui entrent en dialogue et s’offrent l’un.e à l’autre la chance rare de s’éclairer mutuellement, de s’opposer aussi, de se compléter et de s’interroger. Il nous semble que le résultat est souvent surprenant, et confère à notre métier d’éditeurs un intérêt supplémentaire : non pas simplement fabriquant de livres, mais générateur de projets artistiques innovants qui donnent naissance à un ouvrage unique.

7-Je crois savoir que vous mitonnez pour février 2017 une nouvelle collection de romans et de romans noirs, sous une nouvelle couverture. Parce que vous avez reçu des manuscrits intéressants dans le domaine, ou tout simplement histoire de diversifier votre palette ?

Deux nouvelles collections sont en effet sur le point de voir le jour, sous deux papiers de couverture différents. Nous déclinons notre ligne graphique avec bonheur, en essayant d’allier cohérence et renouveau. La question des manuscrits est plus complexe, car elle nous échappe en partie : ces deux premiers textes, un roman et un roman noir, sont deux grands coups de cœur qui nous ont poussés à développer les collections idoines. Jean-Pierre Cannet (auteur du roman Des noces rêvées ne meurent pas) et Jean-Christophe Buchot (auteur du roman noir American Requiem) sont des amis auteurs qui ont accepté de nous confier leurs magnifiques bébés. C’est un honneur pour nous de présenter leur travail en librairie dès le 15 février 2017, et nous espérons que ces livres donneront envie à d’autres auteurs de se tourner vers notre maison d’édition.

8-Comment définiriez-vous votre ligne éditoriale ?

En termes simples : sans prétention aucune, nous cherchons à allier beauté
et accessibilité. Des textes très travaillés, dans lesquels la langue se déploie de façon unique et qui parlent intimement à l’oreille de chaque lecteur. Des ouvrages sensuels et sensibles, que l’on a envie d’ouvrir rien qu’en les regardant briller dans les vitrines des libraires

9-Vous publiez au « coup de cœur », ou les décisions sont beaucoup plus posées/concertées que cela ? Les trois Mousquetaires doivent tous être d’accord pour qu’un livre soit publié chez vous, j’imagine, ou pas forcément ?

Au départ, nous avions l’illusion d’une possible osmose dans toutes les décisions. Nous nous sommes bien vite rendus compte que l’unanimité n’était pas tenable face à la diversité des textes que nous recevons, mais qu’elle n’était pas non plus souhaitable. En effet, c’est dans l’altérité que la force et la cohérence de notre projet peut se faire un chemin qui lui soit propre, définir un cap sans être prisonnier d’un dictat éditorial. Pour autant, nos discussions sont parfois drôles tant les avis divergent : c’est toute la richesse du travail en commun.

10-Avez-vous des modèles de maison d’édition parmi celles existant, ou ayant existé, ailleurs ?

Plusieurs maisons d’éditions nous ont inspirés, bien entendu, et continuent
de le faire. J’espère qu’elle ne m’en voudront pas de les citer : Monsieur Toussaint l’Ouverture, Cheyne, Le chemin de fer, Au diable Vauvert, et Zulma. Il s’agit d’éditeurs indépendants qui prennent des risques, ouvrent de nouvelles voies pour le livre et sa diffusion.

11-Et avez-vous un écrivain phare, que vous lisez et relisez à l’envi ?

Mes deux compères vous répondraient sans doute différemment, mais pour ma part, et sans l’ombre d’une hésitation : Marguerite Duras. Une voix unique dans la littérature contemporaine, mystérieuse et ciselée. Il y a quelque chose qui échappe à toute analyse dans l’écriture de Duras, et c’est peut-être ce qui m’attire le plus vers elle, ce sentiment d’avoir affaire à un phénomène artistique qui me dépasse (et de très loin !).

12-Votre ambition est-elle de dénicher de nouveaux talents, ou juste de publier de beaux textes ?  Ou les deux, qui sait ?

Nous avons nécessité à nous appuyer sur des auteurs expérimentés, ainsi
que la responsabilité éthique, me semble-t-il, de permettre à de nouveaux talents de se faire entendre. C’est un équilibre que nous essayons d’établir pas à pas. La beauté du texte est la constante qui nous guide, même si nous avons bien conscience de la relativité du concept.

13-Quel regard posez-vous sur la production littéraire actuelle ? Ne diriez-vous pas, ainsi que Duras a pu le dire, qu’il y a beaucoup de livres et hélas bien peu de littérature ?

Marguerite Duras portait un regard sans concession sur la littérature, et la nécessité de tout lui sacrifier. Il me semble pourtant que la production contemporaine est d’une très belle vitalité, malgré ses erreurs, ses excès parfois, ses caricatures aussi. J’évite tout simplement de lire les ouvrages qui me semblent ne pas porter en eux d’ambition littéraire, et je crois qu’ils sont généralement assez faciles à distinguer. La littérature n’est pas simple divertissement, et sa faculté à nous sortir de nous-mêmes doit s’accompagner d’une réelle intention créatrice, d’une prise de risque, d’un abandon, aussi, qui fait que, comme l’intelligence et la folie, « elle vous arrive dessus, elle vous remplit et alors on la comprend » (Hiroshima mon amour).

14-Quels projets, quelles ambitions et quelles envies avez-vous pour les éditions La Renverse dans un proche avenir ?

Une ambition modeste et immense à la fois : durer, et concourir à faire lire et entendre la langue poétique. Petit à petit, livre après livre, nous essayons que nos ouvrages soient plus beaux, plus profonds, plus envoutants encore que les précédents. Nos deux collections de romans nous obligent à déployer plus d’énergie encore pour les porter à la connaissance du public, et tenter de leur faire une place en librairie.

15–Où trouve-t-on vos livres, en Belgique et en Suisse comme en France ?

Depuis le départ, nous diffusons exclusivement nos ouvrages grâce aux libraires indépendants dont nous partageons pleinement les valeurs de conseil, de proximité et d’exigence. Ceux-ci sont généralement très réceptifs à notre projet qui se démarque de beaucoup d’autres. La carte de ces librairies est en ligne sur notre site internet (http://editions-la-renverse.com/trouver-nos-livres). Nous espérons qu’ils continueront à nous faire confiance. A nous de leur proposer des livres à la hauteur de leurs attentes et de celles des lecteurs.

16-Etes-vous un éditeur heureux ? Si oui, pourquoi ?

Comment ne pas l’être lorsqu’on a la chance d’évoluer dans un monde aussi riche que celui de la littérature ? Les rencontres sont quotidiennes, la beauté et la sensibilité des textes irriguent quotidiennement notre travail, chaque jour est une surprise qui nous amène vers de nouveaux projets. Les difficultés existent, bien entendu, mais pas plus que dans n’importe quel autre métier. La balance penche donc fortement vers le bonheur !

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